Le 12 mars 2018

Par Bruno Charles

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Ils sont assis sur des chaises en cercle au centre de la classe, les tables ont été préalablement mises de côté. Moi aussi j’ai fait un pas de côté : je suis en dehors du cercle et je ne participe pas aux échanges, ça fait quelques semaines qu’on a instauré ce temps entièrement ritualisé, strictement placé à la même heure : une demi-heure avant la récréation de l’après-midi.

Un rituel à installer dans le temps

Chaque fois, ça commence par le déplacement des tables et des chaises, et tout le monde s’installe.

Je rappelle les règles : « Vous allez réfléchir à une grande question que se posent les êtres humains. Vous allez prendre la parole chacun votre tour, quand vous aurez mon téléphone dans la main pour vous enregistrer. Quand vous aurez fini de parler, vous passerez le téléphone à votre voisin qui parlera à son tour. Si quelqu’un ne sait pas quoi dire, il faudra qu’il relise la question au tableau, qu’il réfléchisse un peu pour voir s’il a quand même une idée. S’il n’en a pas, il passera le téléphone au voisin. Le téléphone va faire plusieurs fois le tour, et dans 10 minutes il sonnera, la personne qui parle finit sa phrase et on s’arrête. Maintenant, à vous de choisir la question du jour, je reprendrai la parole après la sonnerie du téléphone ».

Installer ce rituel a pris du temps au début, j’ai dû répéter, expliciter l’organisation aux élèves perplexes qui découvraient là un fonctionnement bien peu scolaire. Mais dès la 3ème séance, les choses commencent à se réguler. Les inquiétudes sont levées aussi : il n’y a rien de scolaire à apprendre, pas de compétence à évaluer, pas de programme. C’est un espace hors danger où toutes les idées peuvent se dire sous le regard et l’écoute attentive de l’enseignant.

 

Pendant le tour de parole, je n’interviens donc pas, sauf en tant que garant du cadre s’il faut rappeler que chacun doit s’écouter, que seul celui qui a le téléphone a le droit de parler, qu’on évite les grossièretés ou propos insultants, etc… Mon rôle est aussi de noter les idées exprimer, de les organiser à mesure qu’elles se développent. A la fin du tour de parole, je dis que je vais essayer de reformuler ce qui a été dit. Et je redonne donc au groupe l’ensemble de leurs idées. Je n’ajoute rien, je fais des liens ; je ne valide ni n’invalide les propos, je les structure. Et les élèves entendent là le compte rendu des idées finalement complexes qu’ils ont été, ensemble, en mesure de déployer.

Une démarche inspirée des ateliers de réflexion sur la condition humaine (ARCH)

Je n’ai rien inventé de ce procédé. J’ai repris la proposition de Jacques Lévine de créer pour les élèves un atelier de réflexion sur la condition humaine (ARCH). Cet atelier, qui est une forme d’atelier philo parmi d’autres, repose sur le principe « que l’enfant a d’abord besoin de faire l’expérience de sa propre pensée, et cela autrement que sur un mode scolaire. La pensée ne doit pas être un outil au service de la pensée philosophique, mais être l’expérience d’une autre approche, beaucoup plus directe, des problèmes de la vie. »

Il a construit sur cette base une démarche, que j’ai donc reprise en l’adaptant un peu à ma pratique. J’avais testé auparavant d’autres modalités, plus connues (les discussions philosophiques de M. Tozzi, les dilemmes moraux, les goûters philo) mais, aussi intéressantes soient-elles, elles convenaient peu à mes besoins et je les avais rapidement abandonnées.

Je n’évalue pas ce temps, je n’y associe pas de compétence, et je ne l’inscris dans aucun programme. Parce qu’on est dans une absolue transversalité, mais aussi pour préserver cet espace hors danger de la contrainte scolaire et ainsi libérer la parole, donc la pensée, des élèves. Jacques Lévine confirme la nécessité de sortir, le temps de l’atelier, de la posture scolaire habituelle : « L’école est tellement centrée sur les performances, sur les productions des enfants, qu’elle se prive trop souvent de mettre en place les conditions qui font émerger le potentiel des élèves. »

Un pas de côté pour l’enseignant…

Côté enseignant, la principale difficulté est de gérer la frustration de ne pas intervenir. Ce n’est pas toujours facile, l’habitude est très ancrée. Mais faire confiance aux élèves permet de dépasser cette frustration et de découvrir avec un réel ravissement professionnel que leur pensée dépasse souvent de loin les limites préjugées que nous avions posées.

L’absence de débat aussi peut interroger les professionnels que nous sommes, et le convaincu du socio-constructivisme que je suis a été bien perplexe sur cette modalité. Mais c’est encore Jacques Lévine qui, bien que décédé en 2008, m’a convaincu à raison de tenter l’expérience : « de notre point de vue, la centration sur le débat, lorsque celui-ci est présenté trop tôt, risque d’empêcher la découverte, par l’enfant, des débats qui se tiennent à l’intérieur de lui, débats internes qui, plus encore que les débats externes, sont à la source de l’envie d’élaborer une pensée structurée. »

Prendre la parole… ou pas

Si l’atelier n’a pas fondamentalement changé l’ambiance ni les problématiques du groupe, des effets en dehors des ateliers ont pu être constatés : certains élèves discutaient avant des sujets qu’ils pourraient proposer, d’autres entamaient un débat pendant la récréation à l’issue du tour de parole. Régulièrement, sur l’heure d’EPS qui suivait la récréation, des élèves venaient prolonger le moment en discutant avec moi du sujet de la semaine. Ou expliquer pourquoi ils n’avaient pas pris la parole. J’ai ainsi pu entendre un autre élève me dire à cette occasion : « Je n’ai rien dit aujourd’hui, parce qu’on a parlé de la maladie et que mon père il est malade. Je voulais pas pleurer devant les autres. Mais les autres ont dit presque tout ce que je voulais dire. »

C’est aussi pour cela que j’ai fait le choix de limiter les ateliers à une période de trois mois : les sujets abordés (la vie, la mort, l’amour, la peur, la maladie, le travail, la famille, être heureux, le corps, la liberté…) sont souvent des sujets qui peuvent « secouer » des élèves au parcours de vie déjà bien accidenté. C’est enrichissant, pour eux comme pour nous, mais il faut prendre garde à ne pas les épuiser.

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